Au temps de mon enfance, certain beau mois de mai de je ne sais quelle année lointaine…. A cette époque, c’étaient les débuts de la photographie; les «amateurs» ne se risquaient point à en faire, et l’une de mes tantes,—la tante Corinne, si douce et jolie avec ses boucles grises,—qui s’y adonnait dans le seul but de m’amuser, passait pour une novatrice un peu excentrique. Elle ne connaissait encore que les «positifs» directs sur verre,—ce qui, d’ailleurs, convenait bien mieux à mon impatience enfantine, car ainsi je voyais tout de suite la vraie image apparaître. Les modèles (qui étaient en général ma mère, ma soeur, ma grand’mère, mes autres tantes) posaient au plein air de ce mois de mai-là, presque toujours en un recoin de notre cour ensoleillée, tout près de la porte du caveau qui servait de chambre noire; pour fond, il y avait un adorable vieux mur, tapissé de lierre, de chèvrefeuille et de glycine; pour accessoire, une banquette aux pierres moussues, où refleurissait à chaque renouveau le même dielytra rose. Et je me rappelle ma joie, mon émerveillement lorsque, enfermé avec ma tante-photographe dans l’obscurité du petit souterrain où elle combinait ses drogues magiques, j’épiais sur chaque plaque nouvelle l’apparition de ces marbrures d’abord indécises qui, peu à peu, s’accentuaient pour dessiner des visages aimés. L’épreuve une fois fixée, c’était moi qui, triomphalement, la rapportais à la lumière du soleil, toujours dans le recoin aux glycines et au dielytra rose, où la famille assemblée l’attendait.

Oui, mais tout cela n’était jamais que grisailles et, à la fin, je ne m’en contentais plus:—Dis donc, bonne tante, est-ce que tu ne connaîtrais pas un moyen de faire aussi sortir les couleurs?

—Oh! ça, par exemple, mon petit!… A moins qu’un diablotin ne s’en mêle…. Et, pour achever sa phrase, elle fit de la main un geste qui signifiait combien ce rêve était irréalisable. Cependant je ne perdis pas tout espoir: elle trouverait peut-être, un de ces jours. C’était déjà si merveilleux, ce qui se passait au fond de ses cuvettes de porcelaine; un peu plus ou un peu moins, pourquoi pas?

Une fois, comme on me ramenait de la promenade, ma grand’mère, assise à l’ombre des chèvrefeuilles au fond de la cour, m’appela joyeusement de loin:

—Viens, mon petit, viens!… Si tu savais ce que ta tante a fait!
Jamais tu n’as vu rien de pareil en photographie.
—Quoi?… Qu’est-ce que c’est? Dis vite, grand’mère!…Les couleurs?…

Pas encore les couleurs, non. Mais un portrait «posé» et admirablement venu de M. Souris, surnommé La Suprématie (un vieux chat très laid, qui m’appartenait en propre). J’adorais M. Souris, auquel ma grande camarade Lucette avait, par jalousie, donné ce surnom-là, parce qu’il représentait, disait-elle, mes suprêmes affections. Sous des dehors sans grâce, c’était une âme supérieure de chat, qui m’aimait d’une tendresse exclusive; au piano, dès que je commençais d’étudier mes sonates de Mozart, il reconnaissait mon jeu, et, du fond du jardin ou du haut des toits, accourait pour se promener harmonieusement sur le clavier. Certes, j’étais content de son portrait, d’autant plus qu’il avait su prendre une expression souriante et naturelle, et l’épreuve d’ailleurs était si nette que l’on eût compté les brins de sa moustache. Mais c’est égal, la phrase de ma grand’mère m’avait fait espérer les couleurs, ces couleurs que je souhaitais toujours davantage, à mesure que je les sentais vraiment impossibles. Je restais donc plutôt déçu; ces images grisâtres, à la fin, me lassaient….

Et le mois suivant, tante Corinne s’étant aperçue, non sans mélancolie, que le jeu était usé, remisa pour toujours son appareil au fond d’un placard,—où il est encore, pauvre chose démodée que je garde à présent par respect, tandis qu’elle-même, la chère tante-photographe, s’en est allée dormir au cimetière.

Des années ont passé, beaucoup d’années, hélas! Nous sommes en 1909, au début d’un mois de mai qui est sensiblement pareil à ceux de mon enfance, avec autant de lumière, autant de fleurs. Et la scène se passe dans le même petit décor resté immuable, près des mêmes vieux murs tapissés de lierre, où les glycines, qui ont seulement beaucoup grossi, accrochent leurs mêmes branches, devenues semblables à d’énormes serpents.

Mais ce n’est plus tante Corinne qui photographie, c’est Gervais-Courtellemont, et il réalise sur ses plaques le miracle auquel j’avais tant rêvé jadis, le miracle des couleurs!

L’hiver dernier, à Paris, j’étais allé, non sans défiance, regarder ces vues colorées qu’il a prises en pays d’Islam et qu’il projette agrandies sur des écrans. Je ne prévoyais pas quelles seraient ma surprise et mon émotion, devant tout ce qui m’attendait là: des horizons du désert arabique, me réapparaissant avec leurs sables brûlés et leurs ciels fauves; d’impénétrables mosquées dont je reconnaissais tout de suite les colonnades de porphyre, les panneaux de faïence bleue, et les tapis où des verts de turquoise morte s’entrecroisent parmi des rouges de pourpre; des incendies de soleil couchant sur les minarets et les toits roses de Damas; Stamboul, les cimetières d’Eyoub avec la peuplade de leurs stèles dorées et de leurs cyprès noirs, me donnant le frisson de ces nostalgies soudaines qu’aucun mot n’exprime…. Pour finir, ce fut un crépuscule au Bosphore, presque la nuit et, au milieu des gris d’un ciel couvert, un nuage gardant seul des tons encore roses.—Oh! ce nuage d’on ne sait quel soir de Turquie, cette chose essentiellement changeante et sans durée, que l’on avait pu capter ainsi pour toujours, avec son dernier coloris d’un instant, envoyé par le soleil en fuite!…

Aujourd’hui donc, ce Gervais-Courtellemont qui sait fixer l’éphémère, l’insaisissable de toutes les fantasmagories, est chez moi: et qui surtout l’a décidé à y venir, c’est l’Orient que j’y ai transplanté, car il est un fervent de l’Islam. Et, depuis deux jours, il a pris quantité de vues dans ma mosquée, dans mon logis oriental.—Il a même portraituré par jeu, non pas ce pauvre M. Souris depuis longtemps défunt, mais la dame Gribiche, baronne des Gouttières, une vieille chatte que mon fils adore, à peu près autant que j’adorais La Suprématie.

Lui non plus ne fait autre chose que des «positifs» directs sur verre, et il s’en va les développer justement dans ce même caveau obscur où je m’enfermais jadis avec tante Corinne. Parfois j’y descends avec lui, curieux de regarder par-dessus son épaule le mystère qui s’accomplit dans ses petites cuvettes de porcelaine; mais, au lieu des monotones grisailles que j’avais connues du temps de mon enfance, je vois naître, s’aviver peu à peu, sur la glace d’abord blanchâtre et baignée d’un liquide aux transparences incolores, des mosaïques d’éclatantes couleurs. Les murs de ma mosquée sont venus se fixer là, comme en des miniatures trop patiemment finies, avec leurs panneaux en vieilles faïences où les bleus adorables d’autrefois se mêlent à des rouges de corail que l’on n’imite plus; et aussi les vieux tapis d’Ispahan sur lesquels on jette des roses qui s’effeuillent, et les couvre-tombeaux en velours d’un vert éteint brodé d’argent pâle, et les coussins en brocart zébré d’or. Tous ces jeux de nuances auxquels j’ai amusé un instant mes yeux et que je ferai peut-être changer demain, les voici fixés sur ces plaques, et fixés sans doute de manière à durer plus que moi-même: il y a pour sûr un peu de sorcellerie là-dedans.

Au sortir du souterrain des manipulations magiques, lorsque nous rapportons les épreuves à la lumière du soleil pour les juger mieux, c’est toujours dans ce recoin de verdure et de fleurs, où je me souviens d’être venu tant de fois montrer en triomphe les modestes oeuvres si imparfaites de tante Corinne. Non, rien n’a changé là, dans l’arrangement des lierres, des chèvrefeuilles et des glycines; les mêmes variétés de mousses étendent leurs velours sur les pierres des banquettes…. Mais tous les chers visages, qui autrefois guettaient ici même mon pas remontant de la chambre noire, sont cachés et décomposés à présent sous la terre,—et c’est cela, le seul et le grand changement appréciable dans les ambiances…. En outre, moi qui jadis aurais sauté d’une joie folle, et peut-être aussi tremblé d’un peu d’épouvanté, si j’avais vu tant de belles couleurs éclater sur les glaces à images, je reste plutôt impassible aujourd’hui devant cette merveille….

C’est que, voilà, dans l’intervalle, il s’est passé une chose effarante, plus implacablement définitive que le soudage d’un couvercle de cercueil: la vie qui, à l’époque des premières photographies en grisailles, était en avant de ma route, a glissé vite, vite, sournoisement, sans faire de bruit, sans me laisser de fatigue, comme sur une pente où tout s’accélère en vertige,—et à présent elle est presque toute derrière moi, demain elle sera partie; demain je ne percevrai plus ni les couleurs ni le soleil, et déjà sans doute je commence par m’en désintéresser.

Donc, en présence de la réalisation si complète de ce que j’avais rêvé autrefois comme l’impossible, je me contente de dire à Courtellemont: «Merci, mon cher ami; c’est vraiment très bien!»

Malgré ces réserves, Pierre Loti (1850-1923) a quand même été photographe, en plus d’être écrivain et dessinateur. Une expo à Brest cet été, au musée de la Marine, en témoigne.