Qu’est-ce que l’intelligence artificielle ? Je vous propose une illustration caustique qui la remet à sa juste place : c’est une technique pour apprendre à une machine à reconnaître un lion en lui montrant 10000 photos de lions. Elle sera alors capable de le reconnaître parmi d’autres animaux avec une fiabilité de 80%. A comparer avec l’intelligence d’un enfant de 2 ans auquel il suffit de montrer 2 photos pour qu’il reconnaisse un lion à tous les coups. Mais si tous les animaux du zoo s’échappent en même temps, la machine identifiera les lions en une fraction de seconde alors que le cerveau humain se perdra dans la confusion et l’abondance des stimuli visuels. Si c’est la giraffe que vous cherchez, ne comptez pas sur la machine, elle n’a pas appris à la reconnaître, alors que l’enfant repèrera tout de suite cet animal pas comme les autres. 

L’intelligence artificielle (IA, ou AI en anglais qui met l’adjectif avant le nom) vise à programmer des machines pour simuler l’intelligence. Ses champs d’application sont multiples, et la photographie en fait de plus en plus usage, tant intégrée à la prise de vues que dans la post-production. Le concept d’IA est finalement une sorte de fourre-tout pouvant abriter des techniques relativement simples et éprouvées — les outils d’IA sont disponibles en open source —, comme des applications extrêmement sophistiquées — la qualité des données et la puissance de traitement ouvrent de vastes horizons.

Dans le domaine de l’image, et plus particulièrement de la post-production photo, le principe de l’IA repose sur l’apprentissage : emmagasiner un maximum d’images pour les analyser puis reconnaître les similitudes de la photo qu’on lui présente pour effectuer une action de manière plus efficace ou plus rapide que ce que l’utilisateur du logiciel est capable de faire. Exemple simple : la machine repère une masse gris-bleue en haut de l’image et une masse verte en bas, elle va identifier un paysage et automatiquement foncer le ciel renforçant une dominante bleue et éclaircir la forêt en lui donnant plus de contraste local.

Les derniers développements, opérationnels à partir de 2015, poussent l’apprentissage un cran plus loin en analysant les données de l’image de manière plus abstraite : les formes, les lignes, la structure des pixels… L’algorithme ne se repose plus seulement sur des images types, mais a la capacité d’apprendre par lui-même, allant jusqu’à analyser ses erreurs pour progresser dans sa fiabilité ; c’est ce qu’on appelle l’apprentissage profond, ou deep learning. Une de ces techniques s’inspire du système nerveux humain, qui établit des connexions différentes selon la nature des messages reçus et leur attribue des poids différents selon leur importance ; ce sont les réseaux de neurones convolutifs, convolution neural networks ou CNN en anglais. Ce concept de réseaux de neurones fait le bonheur des marqueteurs ravis qu’on leur serve sur un plateau cette analogie trop tendance. Grâce à cette IA avancée, la reconnaissance des visages a fait un bon dans son efficacité. Si dans une photo un œil et un nez sont détectés, l’algorithme va en conclure que c’est un visage, même si on ne le voit que partiellement. Allant plus loin, il va pouvoir identifier les personnes photographiées, comme dans Lightroom, en améliorant sa capacité de reconnaissance au fur et à mesure que l’utilisateur corrigera les erreurs ou confirmera les propositions.

Rush sur l’IA

Très présente dans les fonctions photographiques des smartphones depuis plusieurs années, l’IA débarque en force dans les logiciels de retouche photo. Adobe en a fait son fer de lance, donnant à son IA maison le nom de Sensei, un fourre-tout rassemblant aussi bien les outils de traitement d’images que ceux dédiés au marketing en ligne, activité fort lucrative moins connue des photographes. Skylum (ex-Macphun) introduit à marche forcée l’IA dans ses logiciels, en particulier Luminar 4, expliquant que “les outils révolutionnaires et les technologies IA révèlent un potentiel à couper le souffle pour votre créativité”. Le texan Topaz, éditeur d’outils de retouche performants (mais en anglais seulement) a ajouté le suffixe AI à tous ses plugins : Mask AI, Adjust AI, DeNoise AI, Gigapixel AI et Sharpen AI. Corel PaintShop Pro est “propulsée par l’Intelligence Artificielle”. PortraitPro et LanscapePro font beaucoup de pub pour leur IA “révolutionnaire”. Ajoutons Object AI, made in Hong Kong, que je viens de découvrir, spécialisé dans la retouche de photo d’objets, grâce à l’IA bien sûr. Parions que ceux qui ne s’y sont pas encore mis, ou ceux qui utilisent des techniques d’IA sans le mettre en avant, ne seront pas en reste pour leur prochaine version. 

Pendant ce temps, les smartphones continuent de progresser, diminuant le besoin de recourir à la post-production.  Pour produire l’image finale, ⅓ du boulot est fait par le capteur, les ⅔ par le traitement logiciel du smartphone, précise Frédéric Guichard de DxOMark. C’est ainsi que Skylum vient d’arrêter deux de ses logiciels pourtant récents, Photolemur et AirMagic. Reposant largement sur l’IA, ils proposaient une retouche automatique très efficace, AirMagic étant dédié aux drones. “Les smartphones font maintenant directement le travail, précise Alex Tsepko de Skylum. Nous nous concentrons sur Luminar, qui offre plus de possibilités.”

Catalogue intelligent

La première application de l’IA tente de résoudre un problème important pour les photographes prolifiques : retrouver des photos par leur thème. L’IA est en principe sur son terrain : capable d’identifier des sujets et de le faire rapidement, l’algorithme devrait pouvoir s’en sortir haut la main. En pratique,  pour que cela fonctionne à peu près, il faut que le catalogue soit en ligne et que ce soit la puissance de calcul de l’hébergeur qui fasse le boulot.

Bonne illustration, Lightroom en ligne arrive à sélectionner des photos à partir d’un terme, avec quand même bon nombre de manques et d’erreurs, Lightroom Classic frise la cata : une recherche sur “chat” sort quelques photos de chats, mais une minorité par rapport à ce qu’il y a dans mon catalogue, assortis de photos de châteaux, et les photos d’un dossier nommé “châtaigneraie”.

Sur Photos d’Apple, ce n’est guère plus efficace. On tape un mot dans la case de recherche, Photos suggère une catégorie et affiche les photos pertinentes. Sauf que mes photos de fleuve sont agrémentés de photos de mer et de chemins enneigés.

Google photos, avec mes photos stockées en ligne devrait faire mieux mais, cherchant “neige” en trouve là où il n’y en a pas, en particulier à Santorin où les maisons blanches de chaux l’enduisent en erreur. S’il était si intelligent que cela, il déduirait grâce aux métadonnées des photos qu’en Septembre dans les îles grecques, il y a peu de chance de croiser la neige. A sa décharge, on ne lui a pas appris à faire ça.

Amélioration intelligente

Une des grandes frustrations dans Lightroom comme dans bien d’autres logiciels a été l’amélioration automatique de la photo. En bref, ça marchait pas. Fin 2017, une mise à jour de LR introduisait une IA plus performante, comparant la photo aux données de milliers de photos du stock Adobe pour proposer une retouche digne de ce nom. Il n’y a plus à hésiter avant de cliquer sur le bouton auto d’un logiciel ayant adopté une IA de ce type, le résultat est correct 9 fois sur 10, quelques ajustements suffisant pour obtenir un bon résultat.

Luminar 4, propose de doser cette amélioration automatique, grâce à deux outils : AI Amélioration et AI Structure, dans lesquels il suffit de déplacer des curseurs, l’AI faisant le reste en fonction de la photo. “L’utilisateur n’a pas besoin de penser en terme de tons clairs, d’ombres, de masques ou autres outils complexes. L’IA peut faire tout ça”, précise Alex Tsepko.

Sélection intelligente

Autre pensum du photographe : le détourage. Les vétérans de Photoshop se rappelleront du débat existentiel : faut-il détourer avec le lasso magnétique ou l’outil plume ? Ou se servir des couches RVB ? Ces temps-là sont révolus, Adobe a toujours mis en priorité l’amélioration des techniques de détourage et il est beaucoup plus facile aujourd’hui d’isoler un élément du reste de l’image et c’est probablement la fonction qui différencie le plus Photoshop de ses concurrents. Il y a deux ans un bouton “sélectionner un sujet” apparaissait lors de l’activation d’un outil de sélection. D’un clic, PS identifie le sujet principal de la photo et propose un détourage. Les résultats ne sont pas parfaits, oubliant parfois une partie du sujet ou ajoutant un élément du fond trop proche visuellement, mais beaucoup de temps est gagné et il suffit d’affiner la sélection au pinceau. La prochaine étape annoncée par Adobe est d’entourer grossièrement ce que l’on veut sélectionner pour que PS fasse le travail, ce qui devrait limiter les erreurs et être précieux quand le sujet principal n’est pas évident. Arrivée prochaine dans votre Photoshop préféré.

Remplissage intelligent

Lancée avec CS5, cette fonction a marqué les esprits, démonstration probante que Photoshop pouvait être suffisamment intelligent pour supprimer un élément en le remplaçant par du contenu inspiré du reste de la photo. L’an dernier l’outil s’est perfectionné en offrant la possibilité de sélectionner la partie de l’image prise en référence ;  il est parfois utile que l’homme donne un coup de pouce à l’IA.

Retouche portrait intelligente

La retouche de portraits, une affaire de spécialistes il y a quelques années, est devenue une promenade de santé grâce à l’IA, capable de déterminer les composants d’un visage, puis de leur appliquer les retouches idoines à l’aide d’une demi-douzaine de curseurs, sans avoir à faire la moindre sélection sur la photo. Cela ne dispense pas l’utilisateur de maîtriser le bon dosage de ces éléments, évitant de transformer la peau façon poupée de celluloïd, d’agrandir les yeux façon manga et d’amincir le visage façon “le Cri” d’Edvard Munch. Quand on voit ce qui se promène sur Instagram, ce n’est pas donné à tout le monde.

Demain sera plus intelligent

On le voit, l’IA progresse à grand pas, ou plus précisément les applications de l’IA se font plus performantes et les domaines d’applications s’étendent. Comme le disent les dirigeants de Skylum, les prochaines générations de logiciels vont offrir des fonctions qu’on ne peut pas imaginer aujourd’hui. Juste un exemple présentée à la conférence Adobe Max l’an dernier : vous ne pouvez pas photographier un lieu avec la bonne lumière ? Pas de problème, prenez 2 ou 3 photos sous des angles différents, cela suffira à l’algorithme pour reconstituer les volumes et imaginer les zones de lumière et d’ombres tout au long de la journée (youtu.be/3826cFEnWd0). 

Il est clair que l’ère de la “photographie computationnelle” — terme peu élégant — est bien là, avec en fer de lance les smartphones qui compensent leurs limites physiques par l’usage débridé de l’IA. Parions que dans 2 ans, la configuration de votre logiciel de retouche aura transformé vos habitudes de travail. A vous de vous appuyer sur l’intelligence de la machine pour faire briller votre créativité.

L’IA en test > Portrait : Fluidité de Photoshop vs. Luminar

L’outil Fluidité de Photoshop a été dans ses débuts une découverte réjouissante, avec son index qui faisait dégouliner les pixels à la demande. Cool mais pas super utile. C’est aujourd’hui un outil beaucoup plus sérieux, et l’endroit de choix pour une retouche de portrait. L’IA de Photoshop détermine toute seule les éléments du visage, même sur ceux dont une partie est cachée, et l’on peut exercer sur chacun une déformation. Rien à dire, c’est très bien fait, les changements sont très réalistes (lire l’encadré “cherchez le fake”), la peau autour des parties modifiées suivant élégamment la déformation.

Dans Luminar, même reconnaissance efficace des visages, avec un jeu de curseur qui donne moins de précision mais plus de possibilités que Photoshop. Par exemple les yeux ne peuvent qu’être agrandis, pas réduits, et on ne peut pas traiter différemment l’œil droit de l’œil gauche. Le visage ne peut qu’être aminci, sans pouvoir intervenir sur la hauteur du menton ou la largeur de la mâchoire. Par contre, on peut blanchir les yeux, raviver leur éclat et gommer les cernes (merci !). Le jeu de curseurs AI Amélioration de portrait est complété par AI Amélioration de peau qui a le mérite de ne pas faire de retouche trop violente. 

Les deux logiciels sont efficaces pour la retouche portrait, avec chacun leur point fort : précision chez Photoshop et facilité chez Luminar, qui s’avère donc le meilleur choix pour les retouches courantes.

Fluidité dans Photoshop : un outil pro d’une grande précision
Amélioration de portrait dans Luminar 4 : simple et efficace

L’IA en test > Paysage : Landscape Pro vs. Luminar

Luminar propose une vaste palette de paramètres prédéfinis classés par thèmes, je reste sobre et sélectionne AI Landscape Enhancer qui donne une première amélioration ajoutant du contraste et de la couleur sur le rendu raw de départ. Le curseur AI Amélioration pousse la photo dans le même sens, et l’Embelliseur de ciel IA rend du volume aux nuages. AI Structure ajoute du micro-contraste et faite ressortir la texture du feuillage. Le bas de l’image, dans l’ombre, est trop peu contrasté, je vais dans l’onglet Pro utiliser le dégradé, qui se positionne tout seul en laissant la possibilité de le corriger, pour donner un peu plus de présence. La photo est bien calée, rapidement en bougeant 4 curseurs très explicites. Par contre le bord de la cascade reste surexposé, et le pinceau +/- de densité ne corrige pas bien, comme si il travaillait sur un jpg alors que le fichier est raw. Pour bien faire je crée un second calque en ajustant la luminosité de l’eau et masquant le reste.

Soyons fou, tentons la fonction vedette de Luminar 4 : le remplacement de ciel. Si Gustave Le Gray le faisait en 1850, pourquoi pas moi. Je choisis Dramatic Sunset 3 dans l’AI Remplacement de ciel, il trouve le ciel tout seul, et propose l’option de rééclairer la scène de manière réaliste par rapport au ciel.

Bilan : rapide et efficace avec des réglages pris en charge par l’IA où l’on n’a pas vraiment besoin de comprendre, c’est très intuitif. Convient à la fois pour un rendu classique ou plus créatif. Petites retouches locales compliquées et des lenteurs dans le rendu de l’image.

Dans LandscapePro Studio Max (ouf !), on est invité à filer un coup de pouce à l’IA. On glisse des étiquettes pour identifier les éléments :  ciel, arbre, etc. et, ça tombe bien, cascade. Puis les zones se colorent et l’on est invité à affiner la répartition. Un pinceau spécial Arbre et Ciel sélectionne facilement les branches qui se détachent dans le ciel.

Viennent les réglages en eux-mêmes. Des options prédéfinies globales sont proposées, dont la plupart sont des effets assez marqués. Je choisis Améliorateur qui, d’après la vignette semble le plus naturel, mais il a contrasté mon ciel façon je peins avec Photoshop niveau 1. Ensuite, chacun des éléments sélectionné est réglable avec une grande abondance de curseurs et d’options prédéfinies. Mais voilà, les effets sont marqués, les transitions entre zones violentes. Bref, quasi impossible de régler mon paysage de manière naturelle, c’est comme si le logiciel ne savait produire que des paysages irréalistes. Ou se borner à des structures simplistes. J’ai perdu l’IA dans la jungle.

Luminar 4 : une palette de réglages intuitifs reposant sur l’IA, et le gadget de changement de ciel assez impressionnant

LandscapePro Studio Max (www.anthropics.com): on a un peu l’impression de faire le boulot à la place de l’IA

(article adapté d’un dossier paru dans Science & Vie Photo n°7)